Le 28 novembre prochain, Dubaï inaugurera la prochaine COP, rendez-vous où les dirigeants du monde entier doivent discuter des avancées en matière de climat. Mais la personnalité du président de la COP28, le sultan Ahmed al-Jaber – à la tête de l’un des géants des hydrocarbures dans le Golfe –, fait grincer des dents. Un mélange des genres qui pose question.
Le télescopage des dates fait mauvais genre. Depuis plusieurs mois, les Émirats Arabes Unis s’évertuent à promouvoir la prochaine COP28 (28 novembre-12 décembre 2023) et à mettre en avant leur positionnement en faveur du climat, à coups d’avancées technologiques et d’activités décarbonées. Le 5 octobre dernier par exemple, le géant des hydrocarbures de ce petit pays du Golfe – l’entreprise ADNOC – a ainsi annoncé qu’elle serait la première au monde dans son secteur à atteindre, dès 2045, l’objectif du « zéro émission carbone » pour ses propres activités. Tout en annonçant, le même jour, le lancement d’un nouveau mégaprojet gazier dans les champs offshores de Hail et de Ghasha. Valeur des contrats signés pour le lancement de ces nouvelles opérations : 16,94 milliards de dollars. Une ambiguïté coupable.
La fable du « zéro émission »
Depuis la COP21 et l’accord de Paris de 2015 prévoyant de « limiter l’augmentation de la température à +1,5ºC au-dessus des niveaux préindustriels », les États ont trop souvent formulé des promesses non tenues. Année après année, les émissions de gaz à effets de serre se poursuivent, les scientifiques tirant régulièrement la sonnette d’alarme. Au printemps dernier, la publication du 6e rapport du GIEC a pourtant semblé faire réagir le monde politique, à commencer par les Européens déjà engagés à atteindre l’objectif « zéro carbone » d’ici 2050 pour l’ensemble de leurs activités. « Le réchauffement du climat mondial dû aux activités humaines est un fait établi, faisant de la décennie 2011-2020 la plus chaude depuis environ 125000 ans, a souligné le ministère français de l’Écologie. Les émissions de gaz à effet de serre (GES) ont continué à augmenter fortement au cours de la dernière décennie avec en moyenne 56 GtCO2eq par an, mais deux fois moins vite que lors de la décennie précédente. La poursuite des émissions est principalement due au fait que l’amélioration de l’efficacité énergétique n’a pas compensé l’augmentation globale de l’activité dans de nombreux secteurs économiques, les énergies fossiles et l’industrie restant les principales sources d’émissions. » Pire encore, les conclusions du GIEC sont cruelles pour les pays développés : dans le monde, 35 à 45% des émissions seraient liés à la consommation des 10% des foyers aux plus hauts revenus.
Les Émirats Arabes Unis, eux, pensent avoir trouvé la parade pour casser leur image de pollueurs. Selon le sultan Ahmed al-Jaber, président de la prochaine COP donc, mais aussi PDG d’ADNOC et ministre de l’Industrie et des Technologies avancées, le nouveau projet gazier émirati permettra de capter et de stocker 1,5 million de tonnes de CO2 par an. Mieux, cette installation de Hail-Ghasha n’émettra plus de GES d’ici 2045 pour son propre fonctionnement, grâce à un mix d’hydrogène bas carbone, d’électricité d’origine nucléaire et d’énergies renouvelables. Il faut bien comprendre que les Émirats sont intrinsèquement dépendants de leur propre gaz : vital, le projet Hail-Ghasha permettra au pays d’assurer la production de sa propre électricité. Mais voilà, cette victoire annoncée sonne faux : si les installations de Hail-Ghasha parviennent bel et bien à être neutres en carbone, les activités humaines permises par la future consommation du gaz produit, elles, seront fortement émettrices. Un véritable tour de passe-passe sémantique qui n’a échappé à personne : les Émirats s’érigent en grands défenseurs du climat mais tirent une balle dans le pied de la planète avec cette future production. D’autant que, en 2021, l’Agence internationale de l’énergie (AIE) avait émis un avis non contraignant appelant les pays producteurs à renoncer à tout nouveau projet pétrolier ou gazier, afin d’avoir une chance de limiter le réchauffement climatique à 1,5°C. Un appel ouvertement ignoré par Abu Dhabi.
Gérer des forêts en Afrique pour s’acheter une bonne conduite
Mais ce n’est pas tout. Les autorités émiraties ont d’autres arguments en termes de double discours sur le plan climatique. L’un des autres fleurons du pays appartenant à la famille régnante – l’entreprise Blue Carbon LLC – est actuellement en négociation avec l’État du Libéria afin de se voir octroyer une concession de 30 ans pour l’exploitation et la protection de 10% de son territoire, soit près d’un million d’hectares de forêt, « pour produire des crédits-carbone ». Autrement dit, pour s’acheter le droit de polluer. C’est le quotidien Le Monde qui, dans son édition du 2 août dernier, révélait ce nouveau tour de passe-passe orchestré par Abu Dhabi.
S’il n’y a rien d’illégal dans la procédure – l’accord de Paris prévoyait cette disposition pour les pollueurs dans son article 6.2 –, cela fait tiquer les défenseurs de l’environnement. C’est le cas de l’avocat Matthieu Wemaëre, également chercheur associé à l’IDDRI (Institut du développement durable et des relations internationales) : « Pour ce type de démarche, un pays – le Libéria par exemple – propose à un autre État – disons les Émirats Arabes Unis – de développer des opérations de boisement ou reboisement, ou encore de gestion durable des forêts, qui permettent de générer des réductions d’émissions du fait de l’absorption par le puits de carbone qu’est la forêt. […] Ces réductions d’émissions prennent la forme de résultats d’atténuation qui sont vendus par le Libéria aux Émirats Arabes Unis, qui peut les transférer dans son pays pour les comptabiliser au titre des émissions de ses engagements d’atténuation qu’il a pris dans le cadre de l’accord de Paris sur le climat. » Une stratégie de pompier-pyromane que les Émirats comptent étendre à d’autres pays africains comme la Tanzanie ou la Zambie.
Une COP28 aussi décevante que la précédente ?
Le sultan Ahmed al-Jaber, lui, reste droit dans ses bottes et attend ses invités de pied ferme pour sa COP. L’homme se veut pragmatique et considère que les États doivent être réalistes et ne pas céder aux « fantasmes » des écologistes. Le 8 octobre dernier, lors de la séance d’ouverture de la Semaine du climat de la zone MENA à Riyadh (Arabe saoudite), Ahmed al-Jaber a annoncé la couleur : « Nous ne pouvons pas débrancher le système énergétique d’aujourd’hui avant de construire le système de demain. Ce n’est tout simplement ni pratique ni possible. Nous devons séparer les faits de la fiction, la réalité des fantasmes. » Comprenez : laissez-nous poursuivre notre business tant que nous le pouvons.
Il y a donc fort à parier que la COP28 de Dubaï accouche d’une souris, comme l’avait fait la 27e édition à Charm el-Cheikh (Égypte) en 2022, tant les conflits d’intérêts sont criants entre la personnalité de l’organisateur et les objectifs poursuivis par l’ONU avec ses COP. « La nomination du sultan al-Jaber à la présidence de la COP28, alors qu’il occupe le poste de PDG de la compagnie pétrolière nationale d’Abu Dhabi, constitue un conflit d’intérêts scandaleux, déplore l’Indien Harjeet Singh, directeur de la stratégie de l’ONG Climate Action Network International. La menace constante des lobbyistes des combustibles fossiles lors des négociations climatiques de l’ONU a toujours affaibli les résultats de la conférence sur le climat. Mais cette situation atteint là un autre niveau dangereux, et sans précédent… » Difficile de mieux résumer la situation.