Ce pourrait être le cas pour la régulation naturelle du cycle du carbone. Aujourd’hui, pour deux molécules de CO2 émises par nos activités, une seule s’accumule dans l’atmosphère, et l’autre passe dans le réservoir océanique ou est absorbée par la biosphère terrestre. Cette proportion est restée la même depuis le début de nos émissions massives. Pour autant, elle n’est pas gravée dans le marbre. Si elle chutait, l’intensification de l’effet de serre pourrait connaître une accélération brutale. Plus l’océan se réchauffe, et moins il peut absorber de carbone car sa capacité à dissoudre le CO2 atmosphérique diminue. En outre, le changement climatique pourrait ralentir sa circulation profonde, ce qui diminuerait sa capacité à emporter du carbone vers les abysses. Mais y a-t-il une valeur seuil de ces phénomènes, au-delà de laquelle l’absorption de CO2 s’écroulerait ? De nombreuses études cherchent à déterminer ces seuils. Quant à la biosphère, tout dépendra de sa capacité à absorber toujours davantage de CO2, ce qu’elle fait depuis un demi-siècle. D’après des observations satellitaires, sur la période climatique 2010 à 2017, les écosystèmes tropicaux, entre déforestation d’un côté et sécheresses de l’autre, ont perdu leur rôle de puits de carbone. À la fin de la période, ils sont neutres pour le cycle du carbone planétaire. Seront-ils demain sources de carbone, accélérant le changement climatique ? Les modèles de végétation utilisés dans les simulations numériques ne sont peut-être pas capables d’anticiper un tel changement de régime. La fonte du pergélisol peut également provoquer des émissions massives de méthane et de CO2 qui sont très difficiles à modéliser et à quantifier. La recherche est très active sur ce sujet et permettra de mieux comprendre cet impact. De plus, ces mécanismes sont susceptibles de s’emballer par des effets de seuil.
La cryosphère est aussi potentiellement capable de produire des ruptures de la circulation océanique qui auraient des répercussions sur le climat global. En effet, la fonte des calottes s’accélère et les flux d’eau douce générés diminuent la densité des eaux de surface. Cela peut entraver la formation d’eaux profondes et in fine enrayer la redistribution de chaleur par les courants marins profonds. Il en résulterait un changement abrupt. De tels événements se produisaient régulièrement pendant les phases glaciaires. Les énormes calottes de glace qui recouvraient le nord de l’Amérique et de l’Europe étaient instables et se purgeaient régulièrement, couvrant le nord de l’océan d’icebergs. Cette masse d’eau coupait la circulation thermohaline, basée sur les températures et la salinité, et refroidissait une large surface du globe. Ces icebergs dérivaient dans ce climat froid jusqu’au large de la côte ibérique où ils relarguaient des cailloux qu’on retrouve au fond de l’Atlantique dans une bande de latitude de 40° à 55°N. Un tel phénomène ne peut se reproduire à l’identique, car les calottes sont aujourd’hui beaucoup plus petites, mais l’apport massif d’eau douce par la fonte du Groenland pourrait en produire un de moindre ampleur.
Le système climatique a donc des talons d’Achille, que les modélisateurs appellent seuils ou points de bifurcation, au sens où une petite modification peut avoir des effets climatiques majeurs. Il est important de mieux comprendre ces seuils. Comme il n’est pas certain qu’ils aient déjà été tous identifiés, de mauvaises surprises climatiques, allant au-delà des projections actuelles, restent possibles. C’est une des raisons pour lesquelles la poursuite des recherches en climatologie est nécessaire.