Les analyses du groupe 3 du GIEC alertent sur l’un des pièges les plus dangereux qui guettent les gouvernements, les entreprises et les citoyens dans la mise en œuvre des politiques climatiques. C’est paradoxal, mais les décisions les plus urgentes à prendre sont aussi les plus difficiles : celles qui concernent les infrastructures de production, de transport et l’urbanisme… donc les plus lourdes et aux impacts les plus lointains. Ce paradoxe rejoint une notion familière aux économistes de l’industrie et des systèmes énergétiques : l’inertie.
Une mauvaise décision concernant une consommation éphémère, ou de quelques années, se traduit bien sûr par des émissions supplémentaires et une aggravation du changement climatique. Mais on peut espérer renverser un tel choix en quelques années. En revanche, si l’on prévoit aujourd’hui de construire un équipement utilisant de l’énergie fossile, ou un moyen de transport comme un avion dont la durée de vie est d’environ trente ans, on repousse d’autant son remplacement par une technologie sobre en carbone.
L’inertie des systèmes techniques, c’est la longue, parfois très longue, durée de vie des équipements les plus lourds. Une centrale électrique peut être utilisée un demi-siècle, un barrage hydraulique trois fois plus longtemps, un système de transport en commun ferroviaire est construit pour des décennies, une politique d’urbanisme choisissant d’étaler des centaines de milliers de pavillons autour des centres urbains oblige à des consommations d’énergie pour les transports sur une très longue durée.
Le groupe 3 du GIEC alerte les sociétés sur le risque de se retrouver « enfermées dans des stratégies d’émissions intensives en gaz à effet de serre » par le développement d’infrastructures et de produits à longévité importante qui utilisent beaucoup d’énergies fossiles. Décider aujourd’hui de les construire ou de les fabriquer provoque une dépendance de long terme à ces énergies car il sera très coûteux de les transformer ou de les remplacer avant la fin de leur vie technico-économique. Mais se décider en faveur d’alternatives à bas carbone est souvent difficile.
Les technologies bas carbone de production d’électricité peuvent en effet être plus coûteuses (géothermie), faire appel à des sources d’énergie diffuses et intermittentes (Soleil, vent), ne pas être encore au point techniquement (hydroliennes, solaire à concentration…), ou se heurter à des oppositions politiques (centrales nucléaires, barrages hydrauliques). Faire basculer les transports de l’utilisation du pétrole à celle de l’électricité suppose de lourds investissements préalables (bornes de rechargement, usines de batteries). Les transports collectifs (métro, tramway, train) exigent des investissements de très long terme et une intervention publique massive (terrains, financements).
Les décisions les plus urgentes à prendre sont donc celles qui concernent les investissements les plus lourds, dans les équipements les plus durables – en particulier pour la production d’électricité –, les choix d’urbanisme, de technologies structurantes pour les transports ou le contrôle thermique des bâtiments.
À chaque décision prise, c’est la capacité d’une société à anticiper le futur qui est questionnée par le dossier climatique. Autrement dit, sa capacité à programmer sur le long terme, au niveau d’une ville, d’un pays, voire de l’Union européenne. Dans une telle planification, les critères de résilience au changement climatique et de diminution des émissions de gaz à effet de serre domineront ceux du marché et du rendement à court terme des capitaux investis. Au-delà des choix techniques et même économiques, c’est le fonctionnement des systèmes politiques – quelle qu’en soit la forme, démocratique ou non – et leurs critères de décision qui sont en cause.