La lutte contre les émissions est-elle compatible avec le libéralisme économique ?

Depuis 1992, les débats font rage entre économistes spécialistes du climat, de l’énergie et du développement, mais aussi entre militants politiques, sur le lien entre système capitaliste et changement climatique. Pour les uns, il existe des solutions au problème climatique sans sortir du système économique dominant, voire en s’appuyant sur ses modes de fonctionnement. Et pour les autres, changer complètement de système économique est nécessaire si l’on veut s’attaquer sérieusement au problème climatique. C’est d’ailleurs pourquoi certains historiens et sociologues préfèrent parler de « Capitalocène » plutôt que d’Anthropocène pour qualifier la période géologique modelée par nos émissions de gaz à effet de serre.

L’un des éléments clés du libéralisme économique est sa capacité à produire de fortes inégalités de revenus car la mise en concurrence des individus est perçue comme un moteur économique efficace. Cette inégalité de revenus se traduit notamment en inégalités d’utilisation de l’énergie. À petits salaires, petites voitures et pas de week-end à New York en avion. À gros revenus et patrimoines, aucune limite à l’usage de biens matériels et d’énergies. Selon l’économiste Thomas Piketty, « au niveau mondial, les 10 % les plus riches sont responsables de près de la moitié des émissions, et les 1 % les plus riches émettent à eux seuls plus de carbone que la moitié la plus pauvre de la planète. La réduction drastique du pouvoir d’achat des plus riches aurait donc en tant que telle un impact substantiel sur la réduction des émissions au niveau mondial ».

Une politique climatique sérieuse viserait à décourager l’usage des énergies fossiles par des mesures variées. Un économiste favorable à une intervention directe de l’État proposera l’utilisation de règles. Un économiste libéral se tournera plutôt vers des instruments de marché, comme des taxes, espérant que les acteurs économiques (individus et entreprises) y réagiront en se détournant des énergies fossiles. Mais, dans un premier temps, ces taxes auront surtout un effet inégalitaire, pesant fortement sur les budgets populaires sans pour autant avoir d’effets sur la consommation des riches. Le fort sentiment d’injustice ainsi provoqué est l’un des ressorts du mouvement des Gilets jaunes en France en 2018-2019. On a vu comment il pouvait réduire à néant la taxe qui a déclenché le mouvement.

Le 25 juin 2019, dans son premier rapport, le Haut Conseil pour le climat soulignait ce point crucial ainsi : « La transition bas carbone doit être juste et perçue comme telle pour que les actions soient durablement soutenues par l’ensemble de la société. Cette transition s’accompagne nécessairement de mutations économiques majeures porteuses de fragilités comme d’opportunités. Une attention insuffisante a été portée à l’impact sur les inégalités des politiques publiques associées à la transition bas carbone, y compris sur les inégalités géographiques. Ces inégalités potentielles concernent les revenus et opportunités des individus et des ménages, et la compétitivité des entreprises. Le gouvernement devra veiller à l’équité de la transition et au caractère soutenable des solutions mises en place. Il devra également s’appliquer à réduire le coût des risques pour faciliter l’innovation, et à garantir une juste répartition des coûts et efforts entre les ménages, les entreprises, les collectivités locales et l’État. »

Une autre caractéristique majeure du libéralisme économique est la spécialisation des territoires, accentuée par la recherche du profit maximal pour les capitaux investis. La mondialisation des échanges en est dopée, favorisant les transports apparemment absurdes comme ces produits de la mer qui traversent la moitié de la planète pour être traités avant de faire le trajet inverse vers leurs lieux de consommation. Mais c’est aussi le ressort majeur de la délocalisation des productions manufacturières hors d’Europe et des États-Unis vers l’Asie et notamment la Chine. Or, cette mondialisation joue un rôle important dans la hausse des émissions de CO2. Non seulement par les transports – favorisés par les prix bas du pétrole – mais aussi par la délocalisation des productions vers des pays où l’électricité est beaucoup plus carbonée (de l’Union européenne vers la Chine).

Les théoriciens qui défendent l’efficacité du libre-échange international le font sur le seul critère de mesure du PIB. Or, cet outil ne tient absolument pas compte des dégâts du changement climatique. Une dévastation par un cyclone y est comptée positivement : les destructions ne sont pas mesurées, en revanche les reconstructions sont comptabilisées comme une augmentation du PIB, alors qu’elles n’auront permis, souvent au mieux, que de reloger des familles ayant perdu leur habitation. C’est aussi pour cette raison que les économistes sont en désaccord violent sur le coût du changement climatique : ceux du courant dominant l’estiment peu important, alors que les partisans d’une approche plus globale de l’économie, intégrant mieux la vie réelle des populations et la mesure des flux physiques de matières et d’énergie, considèrent que le coût d’un changement climatique supérieur à 3 °C sera exorbitant. Une étude parue en septembre 2019 dans la revue Science calcule que les investissements nécessaires dans les prochaines décennies pour limiter le réchauffement à 1,5 °C sont quatre fois inférieurs aux coûts des dégâts du changement climatique.

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