Que nous disent de notre passé les bulles piégées dans les forages glaciaires ?

Au début des années 1980, les Soviétiques forent la calotte de glace au cœur de l’Antarctique dans des conditions extrêmes. Objectif : percer les 3 kilomètres de glace qui séparent la station Vostok du socle rocheux. Un scientifique polaire français, Claude Lorius, leur propose une collaboration avec son équipe et celle de Jean Jouzel – à Grenoble et Saclay – pour opérer l’analyse chimique et isotopique de ces carottes. Des analyses susceptibles de reconstituer l’évolution des températures de l’atmosphère et de sa composition en CO2 et méthane, gaz à effet de serre. Et donc de relier les deux phénomènes par un enregistrement unique et simultané.

La coopération est acceptée avec enthousiasme et débouche sur un résultat retentissant. En 1987, les chercheurs français et soviétiques publient dans la revue Nature trois articles majeurs. À partir de l’analyse des glaces forées jusqu’à 2 kilomètres de profondeur, ils reconstituent l’histoire des relations entre effet de serre et température atmosphérique depuis 160 000 ans. Un laps de temps qui comporte notre ère chaude, l’ère glaciaire qui la précède et une seconde ère chaude, baptisée Eémien. La reconstruction des températures est réalisée à Saclay, avec l’étude des isotopes de l’oxygène et de l’hydrogène. L’équipe de Grenoble parvient à retrouver la teneur de l’atmosphère en CO2 grâce aux bulles d’air piégées dans la glace. La cause initiale de la bascule entre ère froide et chaude est bien reliée aux paramètres orbitaux1 de la Terre, mais l’analyse de la teneur en CO2 montre que ce gaz à effet de serre contribue à amplifier l’évolution des températures pilotée par la mécanique céleste. Les scientifiques se sont en effet rendu compte que le taux de CO2 chute jusqu’à 180  ppm (partie par million) durant les ères glaciaires. Et monte jusqu’à 280  ppm durant les ères chaudes. Ce faisant, ils ont donc découvert les bornes naturelles de la variation du CO2 atmosphérique pour le climat des deux derniers millions d’années et son rôle dans les évolutions climatiques. Ce même comportement est décrit pour le méthane, sur ces mêmes carottes de glace, avec des résultats similaires. En 1999, avec des carottes plus longues, cette relation entre les températures et ces deux gaz à effet de serre est confirmée sur les 400 000 dernières années. Enfin, grâce à un long forage près de la station française Concordia, installée au cœur du continent blanc, l’analyse est étendue sur les derniers 800 000 ans. Publiées en 2004, les analyses confirment ces relations entre climat et effet de serre sur huit cycles glaciaires/interglaciaires.

Pendant ce temps, s’appuyant sur des modèles climatiques, d’autres chercheurs simulent sur ordinateur, à l’aide des paramètres orbitaux de la Terre et de ces variations des gaz à effet de serre, les cycles glaciaires/interglaciaires sur cette même période de 800 000 ans. Ces modélisations montrent que la variation des facteurs orbitaux rythme bien les cycles glaciaires/interglaciaires, mais que les variations de la teneur en CO2 fonctionnent comme un formidable amplificateur, indispensable pour expliquer totalement la chute des températures en période froide et leur hausse en période chaude.

Au-delà de ces 800 000 dernières années, d’autres forages marins et continentaux nous apprennent que le tempo des variations glaciaires/interglaciaires n’a pas toujours été rythmé par cette période de 100 000 ans. Ainsi, au début du Quaternaire, ces oscillations se produisaient avec une période de 40 000 ans en phase avec les changements d’obliquité. Or, cette transition entre des cycles glaciaires courts et longs s’est produite il y a environ 1 million d’années.

Quel rôle joue le CO2 dans cette transition ? Pourquoi les cycles glaciaires qui correspondaient à une réponse climatique aux changements d’obliquité sont-ils devenus beaucoup plus longs ? Ces questions mobilisent l’énergie des chercheurs et motivent la quête de sites en Antarctique central où un forage pourrait faire reculer l’horizon temporel accessible de 800 000 à plus d’1 million d’années. Mais on n’ira guère plus loin, la glace plus ancienne s’étant lentement écoulée vers l’océan où elle a disparu. Notre capacité à mesurer directement la composition en gaz à effet de serre de l’atmosphère s’arrête donc là, avec les glaces les plus anciennes de la Terre (celles du Groenland ne dépassent pas 130 000 ans). Au-delà de cet horizon d’environ un million d’années, les chercheurs ont développé des méthodes très ingénieuses mais très indirectes pour reconstruire le CO2 atmosphérique, ce qui rend beaucoup plus délicate mais tout aussi passionnante notre étude des interactions plus anciennes entre climat et cycle du carbone.

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